Epitre aux Princes d’Arménie
En sortant du Marriott, je rencontre par chance un ami de Bolis (Constantinobolis = Istanbul ndlr) . Aren est propriétaire d’un atelier à Bolis (Constantinople) qui emploie une centaine de personnes. Il fabrique des bijoux en argent et participe à des expositions internationales à Hong-Kong, Dubaï, Las Vegas… Il exporte aux quatre coins du monde.
Je l’interroge à propos de l’atelier qu’il a ouvert en Arménie ; combien de personnes il emploie, à quel point cette filiale réussit. « Très bien », dit-il, ‘ce qu’un Dadjik (Turc en arménien ndlr) peut apprendre en une année, les gens ici l’apprennent en trois mois. J’ai eu quelques difficultés toutefois. J’ai importé quelques kilos d’argent de France, les douanes l’ont immobilisé pendant trois mois. Ils ne voulaient pas me laisser passer les produits. Tu sais Tano, j’aime tout faire légalement. Je préfère payer mille dollars de taxe que cent dollars de pots-de-vin. J’ai dû payer les filles pendant trois mois à ne rien faire. Ce n’est pas un problème. Je les paierai, mais j’aurais préféré que cela aille plus vite. »
Efrim qui était à ses côtés ajoutae« Ecoute Tano, on n’est pas ici pour faire de l’argent ; on est ici pour aider. Nous serons patients, les choses changeront ».
Changeront-elles ? Certainement, si nous avançons dans la bonne direction. Ils attendront. D’autres sont partis, mais eux attendront. Ici, je souhaiterais indiquer aux Ayatollahs de la Diaspora occidentale qui critiquent, pour n’importe quelle raison, les Arméniens vivant actuellement en Turquie, que les Bolsahays (Arméniens d’Istanbul) sont les Arméniens les plus dédiés à la mère patrie. Ils ont été soumis durant tellement d’années à tant d’affronts, que l’Arménie est pour eux comme une source d’eau pour un homme altéré. Dans une communauté de 50 000, ils ont 16 écoles ; le budget annuel de la moindre d’entre elles est d’un million de dollar. Ils ne soutiennent pas uniquement leurs écoles, mais aident en cas de besoin les autres communautés.
« Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. »
Je quitte le Marriott et marche sans faire attention à ceux autour de moi. Même si ma mère venait à passer, je ne la remarquerais pas. Je marche, mais mon esprit est ailleurs. Je me retrouve à marcher vers la Hyususayin, l’avenue du Nord. Ceci n’est pas Erevan. C’est Disneyland. Emperio, Armani, Hermes, Gucci. Je suis tombé de l’étroit chemin vers « la large route qui mène à la destruction ». Je passe devant le magasin de « Baron Nakharar » (Monsieur le Ministre). Les marques de montres les plus prestigieuses sont exposées dans de magnifiques vitrines. A. Lange & Sonne, Breguet, Glashutte, Jacquet Droz… N’avez-vous jamais entendu parler de ces marques ? Ce n’est pas étonnant. Je vous l’ai dit. Ce n’est pas Erevan ou une rue normale de Paris, New-York ou Los Angeles. C’est Disneyland. Le prix des montres est de 150 000, 200 000 ou 250 000. Pas en AMD, en Dollars.
Dans le café près du Lac du Cygne, je rencontre Aram, un des membres du mouvement Kharabagh (région libérée de l'Azerbaidjan ndlr).
Au début du règne de Der Petrossian, il fut ministre. Cependant, voyant l’évolution des choses, vite il démissionna.
Comme la plupart des membres du mouvement Kharabagh, des scientifiques et des intellectuels, Aram est sage, dévoué et aime son pays. Il me conseille « Tano, tes réflexions sont justes mais tu dois également écrire pour les gens dans notre mère patrie. Ici les gens n’ont pas de maturité politique. Ils trouvent normal que tel commerce appartienne à un tel ou un autre, qu’Orange ait été accaparé par untel. Ils trouvent normal que le corps exécutif et judiciaire ne fassent qu’un. Que « Baron Nakharar »(M.le Ministre) soit aussi un homme d’affaires, qui ne tolère pas l’ouverture d’autres boutiques de montres sur l’avenue du Nord. » Aram explique que dans ce contexte, durant les élections, « toute la population » vote pour celui qui leur donnera dix ou vingt dollars.
Durant notre jeunesse et même maintenant, nous, ceux de la Diaspora, avons idéalisé les Arméniens vivant dans la mère patrie, respirant son air clair, se désaltérant à ses eaux pures. Nous avons vu d’eux que des Hampartzumyan (célèbre astronome ndlr) , que des Tigran Petrosyan. Je suis désabusé. Nous avons passé Jéricho et nous nous rapprochons de Sodome et Gomorrhe, de la destruction.
Cher peuple de la mère patrie, nos ancêtres ont donné leur vie pour nous,pour la liberté de pensée. Vendez-vous votre âme pour 10 dollars ? Vous pouvez vous vendre si vous le souhaitez, mais vous n’avez pas le droit de vendre la mère patrie. Reprenez vos esprits. Reprenez vos esprits. Reprenez vos esprits.
M Nakharar. Que voulez-vous d’Aren ? Ne possédez-vous pas assez ? Mettons de côté la justice, l’intégrité politique, l’amour de la patrie, les grandes idées. N’avez-vous pas tout simplement de conscience ? Pourquoi empêchez-vous les gens de gagner leur vie, leur pain quotidien ? N’avez-vous même pas un peu de dignité de base ? Vous regardez-vous dans le miroir le matin ? Pensez-vous à ce que les gens pensent de vous ?
Rostom, regarde ! Nous avons une Arménie libre et indépendante. Libre ? Indépendante ? Regarde tes légitimes successeurs. « Ils sont tièdes, ni chauds, ni froids. » Ils sont sur le point de s’endormir ; ils sont dociles et ont accepté la réalité. Donne-leur une impulsion. Réveille-les et revitalise-les.
M Tehlirian,( justicier du génocide arménien ndlr) lève-toi ! Eveille-toi et observe. Peu de choses ont changé en cent ans. Le génocide rouge s’est transformé en génocide blanc. La Deghahanoutyoun, la déportation, au lieu de vers Der Zor, est maintenant organisée vers Moscou, Paris, Los Angeles. Talaat Pasha (ministre de l'intérieur responsable du génocide ndlr) porte maintenant le costume de Nakharar.
L’Ecclésiaste dit « Ouvre ta bouche pour le muet, Pour la cause de tous les délaissés». Le peuple est sourd, muet et aveugle. Il n’a pas de vision ! M Tehlirian, je vous implore, regardez. Je parle à la place du peuple. Mais ces gens ne comprennent pas ma langue…
Ô Princes d’Arménie, de Sunik, de Vasburagan, de Cilicie (régions d'Arménie ndlr); Princes qui vivez maintenant à Moscou, Genève, Londres, Boston, Los Angeles, Buenos Aires ; pourquoi êtes-vous perplexes ? Agissez, je vous en implore. Parlez à ces gens dans votre propre langue, avec vos propres forces. Ne perturbez pas le repos de M Tehlirian, n’attendez pas que ce Protestant proteste à nouveau, s’élève et parle à ces gens, avec ses mots à lui.
S’il vous plait, unissez-vous. Tout puissants que vous soyez individuellement, vous n’arriverez pas à prévaloir seuls. Rassemblons-nous, unis, prenons le taureau par les cornes, avec force, ensemble…
Tano
Beyrouth, Septembre 2016